Avec Eduardo Manet, s’est installée d’emblée une atmosphère particulière chargée d'émotions. Avec son sens du théâtre et du spectacle, Eduardo est resté pratiquement debout tout le long de son temps de parole.
Je regrette beaucoup l’absence, pour cause de deuil, de notre photographe, on aurait tant voulu pouvoir revivre ce moment.
Nous avons bien sûr évoqué ses débuts en écriture, son choix de la langue française comme langue d’écriture, son désir de ne plus écrire sur Cuba du fait de cet éloignement si long maintenant et pour laisser les mots aux plus jeunes, de son espoir d’y revenir bientôt du fait de son lien autrefois avec Raoul, le plus sage du trio Castro.
Mais le plus touchant fut d’écouter cet homme parler de son plaisir d’écrire, de son bonheur d’écrire. Loin des univers ténébreux de la souffrance d’écrire, l’idée de jeu était là, bien présente, et chacun s’est senti soudain capable de prendre son stylo et de s’y mettre.
Et finalement c’est cela qui compte, c’est le but de ses soirées, donner à chacun l’envie d’écrire, ne serait-ce que sa propre histoire, celle qu'il nous faut écrire pour nous-mêmes, humblement, avec nos mots et nos moyens et notre imaginaire.
Et pour preuve, je vous donne ici, avec son accord, le texte qu’Eva Matesanz a écrit le soir même chez elle, reprenant à son compte le titre d’un des romans d’Eduardo Manet « D’Amour et d’Exil» roman qui avait eu à l’époque le prix du roman d’évasion.
"- Un ouvrage à l’écrit est avant tout un pitch.
Il nous partage, en écrivain reconnu*, son gimmick.
Qu’ai-je vécu, jadis ou aujourd’hui, qui pourrait faire l’histoire ? Et de quoi et de qui ? Cela pourrait être cette dame qui à la fermeture du supermarché se présente aux caisses et en bouche l’attente forcée, en réglant son addition, de quatre euros quatre-vingt-dix centimes en toutes petites pièces. Un, deux, cinq centimes. Et le compte, en longueur, traîne.
Cela pourrait être aussi la colère de mon père en pareille déconvenue. En moi à l’instant revenue.
Cela pourrait être ma rage, que je ressens par-dessus, d’impuissance face aux deux : le père et celle qui me le rappelle si bien.
Cela pourrait être le rire, défensif, de la caissière, à bout d’elle, à bout de moi et de lui. Et va savoir de quelle peine.
Cela sera – à force de tâtonner je tiens, peut-être seulement toujours, un bout de fil et de pitch -, la figure du père du père, jamais rencontré en vie, qui semble faire de ses colères, de sa rage des riens du tout, de son rire trop facile, de son inconséquence même, tout un chapelet d’histoires comme, d’un souffle, la traîne. Au beau profil de Camus – en photo je l’ai vu -, cet homme serait l’énigme qui, couchée, rampe entre nous.
Qu’aurait-il fait à la guerre ? D’Espagne l’incivilité.
Quel y aurait été son rôle, quelle sa mission secrète, pour que sa femme me dévoile, comme des frissons de jeunesse, éclatante comme un oeillet, qu’elle traversait les frontières des deux Espagnes clivées ? De nuit, et en son nom d’épouse, armer les républicains. Sous les jupons de la belle de quoi faire sauter le ciel.
Et à son retour victorieux au petit matin, aimer se laisser surprendre, de lui, et de son ventre armé.
D’où tenir autant d’argent, et autant de déchéance puis ? Comment vivre en opulence sur les rives de Madrid. Petit instituteur repris ? Et pourquoi tout refuser, de matériel et d’acquis, à sa progéniture grandie. Des enfants bien trop nombreux, trop parfaits, trop rêvés. Trop intelligents de lui ?
Il l’engrosse une dernière fois. Et il disparaît de leur vie.
Il leur laisse la hardiesse, l’instinct de vivre la vie, le goût du l’entre deux feux, le sens de la démesure, la peur qui aiguille l’issue.
Il les laisse sous la jupe de la mère. Telle mitraille.
Il se laisse, aller, simple, de nuit, gitana. Il vit. Et sans doute en moi il gît.
* Eduardo Manet, en cercle littéraire autour de de Roula Si j’écrivais, inspirateur de mon propre chant, esquisse « D’amour et D’exil »
Merci Eva et à bientôt pour d'autres textes aux ateliers de Si j'écrivais, ou simplement chez toi les soirs d'émotion.
Il ma plaît également de rajouter le commentaire d'une participante: " j'ai vraiment beaucoup aimé cette soirée avec Edouardo Manet, beaucoup. Quelle énergie de vie, quel humour, quel appétit. On devine de la gravité, mais ce que j'ai surtout vu, c'est sa gourmandise de vivre, intacte. Lui aussi a besoin de belle compagnie. Nous en avons tous besoin. J'ai souri en l'entendant décrire les gens, beaux, laids…J'aurais voulu l'interroger sur ce qu'il entendait par là. La beauté est centrale pour lui. Un vieux monsieur bien attachant et d'une coquetterie délicieuse. Sa posture debout pour moi avait à voir avec sa voix et moi qui suit du Sud j'ai admiré son jeu de main. Une belle incarnation de l'écriture. Il donne envie et j'attends avec impatience son polar à Barcelone. Il va faire comme Andréa Camilleri qui, sur le tard a versé avec brio dans le polar avec sa créature le commissaire sicilien Salvo Montalbano?
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